Ces policiers qui souffrent de traumatismes psychologiques
Le lourd tribut payé au terrorisme
Un pays qui perd 1500 de ses membres en l'espace de trois ans seulement et c'est la République qui tombe. » Une phrase lancée à Tunis, en 1995, par un ministre de l'Intérieur européen, et reprise dans le livre La police algérienne, une institution pas comme les autres de Aïssa Kasmi, ex-cadre de la Sûreté nationale, pour illustrer l'hécatombe qui a suivi l'embuscade meurtrière, qui a ciblé pour la première fois une patrouille de policiers, un certain 10 février 1992, à la rue Bouzrina, Basse Casbah, à Alger.
C'était le début d'une hémorragie dans les rangs de la Sûreté nationale. Vivant au milieu de la population, notamment dans les quartiers populaires, les policiers et des membres de leurs familles, cibles privilégiées des terroristes, tombaient à chaque coin de rue. Sur une population qui comptait à peine 10 000 policiers, Aïssa Kasmi a estimé dans son livre sorti en 2002, à 3000 morts le nombre de victimes en dix ans, soit le un tiers. Mais malgré l'enfer vécu, l'institution est restée debout pour se consacrer, essentiellement, à la lutte implacable contre un terrorisme barbare qui a déclaré la guerre à l'Algérie républicaine. Le prix de cette résistance est très lourd et si des dégâts physiques sont perceptibles et guérissables, le traumatisme psychologique, beaucoup plus profond, invisible et latent, qu'elle a engendré, a miné ses rangs et continue à faire souffrir les proches et les collègues des victimes.
Nous sommes en plein après-terrorisme. Il est plus dur à affronter et à surmonter. Les séquelles de la violence dans laquelle l'Algérie avait sombrée causent elles aussi des drames aussi bien pour les policiers que pour leurs familles. Conscients de ce phénomène, les responsables de l'institution ont, dès 1996, eu l'idée d'installer une cellule de six psychologues cliniciens pour dépister les cas de traumatisme psychologique. Mais il faudra attendre 1999 pour que tous les mécanismes d'organisation soient mis en place. Entre la création et la mise en œuvre de la cellule, le nombre de suicides dans les rangs de la police a augmenté. A elle seule, l'année 1997, marquée par les massacres collectifs et surtout les images cauchemardesques des mutilations, des décapitations, des corps carbonisés, éventrés et déchiquetés, qu'ils ont laissés, détient le record avec 11 suicides, même si certains experts ne lient pas ce phénomène à la violence, mais plutôt à la situation socio-économique du pays. Pour eux, il n'y a aucune différence entre les motifs qui poussent un simple citoyen ou un policier à se donner la mort, si ce n'est le fait que ce dernier possède une arme, considérée comme un facteur encourageant du suicide. Néanmoins, les chiffres sont révélateurs. Douze policiers se sont suicidés en 2000, 16 en 2001, 12 en 2002, 10 en 2003, 11 en 2004, 17 en 2005 et 4 en 2006. Entre 1996 et 2005, ils sont 23 à avoir mis fin à leur vie. Les statistiques montrent une succession de recul et de hausse inexpliquée par les professionnels de la santé mentale, tout comme c'est le cas en général chez les civils.
La réparation préventive devient très importante et le dépistage des troubles psychologiques essentiel. Pour les spécialistes, il est difficile de déceler les cas de traumatisme, du fait que la majorité d'entre eux ne laisse rien paraître et continue à travailler normalement. La décision de procéder à un examen psychologique systématique à tous les agents confrontés à la lutte antiterroriste au niveau des sûretés de wilaya, a fini par donner des résultats effarants au bureau de suivi psychologique (BSP) dirigé par le docteur Boualem Kechacha, psychologue clinicien, rattaché au service central de la santé et de l'action sociale de la Sûreté nationale. Les cas les plus touchés sont tout d'abord retirés du terrain pour occuper un poste administratif tout en bénéficiant d'une thérapie. Quelque temps plus tard, s'ils s'en sortent, ils reprennent leurs activités initiales. Ils deviennent bénéficiaires prioritaires de tous les avantages liés à leur fonction. Dans le cas contraire, ils sont mis en congé spécial, rémunéré par la sécurité sociale et la mutuelle de la Sûreté nationale. Ils ont droit à un suivi permanent par un psychologue. Une cellule locale chargée de la prise en charge des policiers victimes de traumatisme psychologique est de ce fait mise en place au niveau de 36 sûretés de wilaya, sur 48 (Illizi et Tamanrasset n'étant pas concernées). Elles sont chapeautées par le chef de sûreté de wilaya et composées d'un psychologue, d'un médecin de l'action sociale et d'un représentant de l'administration qui ont pleins pouvoirs de prendre toute décision jugée nécessaire à l'égard de la victime, entre autres, un rapprochement familial, un suivi psychologique, y compris pour sa famille, etc.
Mission très difficile parce qu'il est question de traiter un passif de 10 ans. Tous les agents de la Sûreté nationale sont, à ce titre, mis à contribution pour dépister les cas de traumatisme dans leurs rangs. Le Bsp ne cesse de leur rappeler cette mission dont dépend leur santé et celle de leur entourage. Il leur est demandé de signaler tout comportement jugé inquiétant. Cela va du cas d'un policier qui subitement perd l'appétit, ne dort pas, commence à fumer excessivement, stresse rapidement, ou encore devient impulsif ou brutal jusqu'au comportement dépressif et violent. Des indices qui peuvent être utiles dans le dépistage d'un trauma et aider à sa guérison le plus rapidement possible. Aujourd'hui, le BSP compte une centaine de psychologues cliniciens, formés sur le tas et ayant bénéficié de cycles de spécialisation de courtes durées au niveau des universités algériennes mais également européennes. Trois psychiatres font partie de l'équipe. Ils sont sollicités en matière d'expertise psychiatrique, mais également pour la prise en charge des cas lourds lorsqu'ils dépassent la compétence des psychologues. C'est en 2005 que les premiers chiffres concernant les dommages collatéraux sont connus, après un dépistage effectué dans les rangs de la police. En 6 ans (1999-2005), 10 000 policiers ont bénéficié d'un suivi psychologique. Parmi eux, 489 présentent un syndrome post-traumatique (SPT) nécessitant une thérapie. 77% de ces agents n'ont pas été mutés, alors que 23% ont été orientés vers des postes aménagés ou sont en arrêt de travail prolongé. En 2005, ils étaient 493 cas de SPT qui suivent un traitement psychologique, et en 2006, 128 nouveaux cas ont été décelés. A ces derniers, s'ajoutent les cas ayant subi des dégâts physiques. Ils sont 104 policiers à avoir été déclarés grands invalides. Ils sont pris en charge totalement par la sécurité sociale.
Docteur Kechacha estime que les victimes de trauma sont dans l'écrasante majorité recrutée entre 1991 et 1996. La période la plus touchée par le terrorisme. Pour lui, les chiffres sont loin de la réalité. Les policiers prennent rarement l'initiative d'aller consulter un psychologue. La première barrière est donc installée avec l'instauration d'un test psychologique obligatoire lors du recrutement dès la fin des années 1990, et qui permet à chaque fois d'éliminer une moyenne de 30% des postulants. Ce qui est important pour les responsables de la Sûreté nationale, c'est de guérir en priorité les dommages collatéraux de la lutte antiterroriste et d'éviter aux générations futures des drames encore plus violents que ceux vécus par les policiers durant la décennie rouge. Il est question de soulager la souffrance de ceux qui ont affronté le terrorisme, un devoir que l'Etat est obligé d'assumer, ne serait-ce que par reconnaissance à ses milliers d'enfants qui ont sauvé la République. Un hommage, à défaut d'ériger un mémorial à leur sacrifice.
Salima Tlemçani
8 juillet 2007