Maladie mentale et mutations psychosociales en Algérie

Populairement, «la folie» a été au fil des siècles interprétée comme une pathologie redoutable et démoniaque.

La pathologie mentale était déjà une question qui fascinait de nombreux médecins philosophes arabes. Ils ont écrit beaucoup de choses sur la pathologie mentale. L’histoire reconnaît que les Arabes se distinguaient déjà par les constructions d’hospices pour les gens qui souffraient d’affections mentales. L’émir El Walid Ibn Abd El Malik  était le premier qui ait institué un à Damas en 707 de l’ère chrétienne. Sans oublier aussi celui de Tahert ou Kalat Beni Hammad en Algérie. A l’instar de leurs maîtres grecs qui les ont précédés, les savants arabes ont toujours accordé aux questions spirituelles une part importante dans la vie. Errazes disait déjà que «la structure du corps suivait les vicissitudes de l’âme».

Un siècle plus tard, Avicenne supposait une trilogie composée de : Ennafss el louama, Ennafss el chérira et Ennafss el moutmaina qui se superposent bien sur la topique freudienne du surmoi, le ça et le moi.
Au XIIe siècle, le poète philosophe Ibn El Arabi, qui a séjourné longtemps à Béjaïa, parlait déjà des inconvénients de la colère et des passions sur le corps. Mais, la médecine a fait pratiquement son apparition en Algérie et dans tout le Grand Maghreb grâce à Ibn Omrane qui venait de Baghdad. Il a été l’auteur d’un traité sur la mélancolie, conservé jusqu’à aujourd’hui à la bibliothèque de Munich en Allemagne. Suivi d’Ibn El Djazzar, auteur du Viatique dont une traduction a appartenu à Napoléon Bonaparte. Le douzième siècle verra la contribution d’Averroes, d’où son ouvrage El Kouliet ou Compendium a été enseigné dans toute l’Europe jusqu’au XVIIIe siècle.

Enfin, avec Ibn Khaldoun et son chef-d’œuvre les Prolegomènes à travers lequel il faisait allusion à la décadence de la civilisation arabo-musulmane. C’est à ce moment de la décadence que l’involution de la médecine a fait générer la talismanie, le mysticisme et les pratiques maraboutiques qui étaient sévèrement critiqués par ce grand maître incontesté de la sociologie. Par contre, en Europe, 400 ans avant Jésus-Christ, Hippocrate savait déjà distinguer certaines maladies au moment où on concevait que le fou était a fortiori possédé par un esprit diabolique par rapport à cette vision que les moines jugeaient qu’il est apte à être exorcisé. Sachant qu’en l’an mille, la pratique de la sainte inquisition s’est propagée à tous les niveaux de la société occidentale.

Les femmes étaient devenues le porte-parole du diable et les sévices les plus horribles leur sont atrocement infligés. C’était avec le Dr Philippe Pinel, précurseur de la psychiatrie morale ainsi que Jean Etienne Dominique Esquirol, fondateur de l’école psychiatrique française, en passant par J.P Falret ; Jean Martin Charcot, Emile Kraepelin, Gaëtan de Clerambult, Henri Ey, Sigmund Freud, Jacques Lacan et j’en passe, que la psychiatrie dans le monde a connu aujourd’hui un véritable essor dans ses théories et ses pratiques .

Définition

Socialement, la maladie mentale est définie par le terme «folie». En fait, «le monde appelle fous ceux qui ne sont pas fous de la folie commune», disait fort bien Mme Roland. A vrai dire, l’étiologie de la pathologie mentale est partagée entre trois grands courants. Tous postulent ensemble à lui donner une interprétation rigoureusement scientifique. Je cite d’une manière très schématique ces différentes conceptions théoriques afin que le lecteur profane puisse en comprendre quelque peu le sens. On parle de la théorie dite «mécano-organiciste» qui renvoie l’étiopathogénie de la maladie mentale aux désordres biochimiques, lésionnels, infectieux, toxiques, traumatiques et génétiques qui peuvent survenir sur l’organe noble des fonctions mentales supérieures qu’est le système nerveux central.

Cependant, la théorie «sociopsychogénique» conçoit que les troubles mentaux sont dus aux difficultés existentielles que rencontrent les sujets humains au cours de leur vie sociale. Ils ne sont pas exclus à ce point de vue des altérations des liens communicatifs entre les agents sociaux. Ceux-ci peuvent générer par conséquent des handicaps sociaux tels que la précarité, les addictions, la délinquance, la prostitution, l’alcoolisme… En dernier lieu, s’ajoute la théorie «psychanalytique de l’inconscient pathogène» qui avance que toute pathologie mentale est formellement le fruit des avatars produits inconsciemment au cours de l’évolution psychologique de l’être humain depuis sa naissance jusqu’à l’âge actuel. Aujourd’hui, cette théorie est à la fin de son apogée et elle se voit de plus en plus critiquée. Michel Onfray l’a confirmé récemment dans son fameux ouvrage dans lequel il avance que «le freudisme et la psychanalyse reposent sur une affabulation de haute volée appuyée sur une série de légendes».

Les mutations psycho-sociales favorisent les décompensations psychiatriques !

Les distributions des pathologies mentales dans toutes les sociétés sont en rapport avec plusieurs facteurs. Entre autres désordres psychodynamiques, on trouve les dysfonctionnements neurobiochimiques cérébraux. Ceux-ci n’expliquent pas à eux seuls l’étiopathogénie des troubles mentaux. Bien que le XXIe siècle soit celui des nouvelles découvertes en neurosciences. Les recherches en matière de pathologie mentale évoquent énormément de progrès dans l’avenir, j’entends par là une meilleure prise en charge des maladies mentales.

Certes, l’être humain n’est pas uniquement une machine biologique, mais on ne peut exclure aussi les interactions et les influences, en partie, des facteurs psycho-sociaux sur la genèse de la souffrance psychique. D’ailleurs, les rapides mutations psycho-sociales que vit actuellement notre société,   ne peuvent pas être sans conséquences parce que leurs liens avec les manifestations psychopathologiques sont pratiquement indéniables. Malheureusement, ces mutations demeurent  très dynamiques, complexes et difficilement maîtrisables...!

Mais le champ de la recherche appliquée en sciences humaines est totalement ouvert pour les futurs chercheurs dans ce domaine. Ils peuvent nous éclairer sur ses facteurs à la fois concomitants et précipitants dans l’émergence de troubles psychiques. En voici quelques mutations remarquables jusque-là sur la scène sociale en Algérie :
L’organisation  familiale d’aujourd’hui et celle d’hier n’est plus la même. La structure familiale traditionnelle s’est effondrée. De  la  famille étendue, on est passé à la famille nucléaire. Ce que Lacan appelle «l’isolement social à deux». La famille a cessé d’être une  cellule de production, elle est devenue une unité de vie, où chaque membre est plutôt dans l’individualisme, de l’initiative et la réussite personnelle. Hier, le lien intergénérationnel était cimenté par  l’éducation, aujourd’hui, on n’éduque plus dans la tradition de la préservation de l’acquis. L’héritage qui contribuait à la perpétuation de l’identique au sein de la famille n’est plus le cas à présent. Le  passé est devenu un archaïsme. La famille qui était auparavant un paradis peut cacher également l’enfer. Elle peut transmettre la haine, elle est diabolisée, elle est devenue un lieu où on peut vivre des malheurs. Aujourd’hui, on assiste à une nouvelle mythologie de la famille malveillante.

Le laxisme éducatif parental a généré le «syndrome de carence de l’autorité». Le père est infantilisé par sa condition, il a perdu son pouvoir d’autrefois.
La valorisation de la lignée a disparu au profit du romantisme de l’affect.La valorisation du futur s’oppose de force à la valorisation du passé.  La femme a quitté son statut d’épouse, de mère, pour se retrouver dans une autre dimension, celle de réussir sa vie. La régulation de ses naissances comme choix existentiel et l’élargissement des tâches ménagères l’ont libérée. Désormais, la société commence à parler de famille monoparentale, de célibat choisi et d’adoption hors mariage…). L’enfant s’est retrouvé hors du cadre psycho-affectif familial, désormais il a été évacué vers les crèches, les nourrices et d’autres lieux de gardiennage… Les parents, en tant que garants de la  stabilité intrafamiliale, apparaissent de plus en plus faibles ou affaiblis. Hélas, ils ne sont plus considérés comme modèles idéaux à imiter.

Les malades mentaux entre l'hôpital, la rue ou la prison : Quel malheureux avenir !

Désormais, la maladie mentale marginalise doublement le malade, elle se marginalise en premier lieu par ses manifestations psycho-symptomatiques. En second lieu, par les attitudes de certains agents sociaux qui ne cessent de persécuter, rejeter et souvent excluent de son cadre de vie celui ou celle qui en est victime. Devant cet état de fait, la plupart des malades se voient obligés de quitter les lieux publics pour se livrer à la merci du destin. On les rencontre complètement désorientés dans les quartiers et coins de rues, des villes et des villages. Ils errent dans un environnement social qui manifeste à leur égard de l’hostilité et de l’inhospitalité. Totalement soumis au registre du «réel», on les voit chaque jour exposant leur corps sur les trottoirs, sans inquiétude aucune.

La plupart d’entre eux, entraînés parfois sous les coups de l’activité délirante, commettent des actes «délictueux» et terminent quelques années de leur vie en prison. Par contre, ceux qui sont soumis à des traitements par les neuroleptiques chimiothérapiques, trouvent beaucoup de difficultés à reprendre contact avec la réalité, du fait des signes secondaires qui sont parfois très gênants et remarqués surtout à travers des tremblements involontaires. D’ailleurs, ce qui les caractérise également, c’est qu’ils ne sont pas des mendiants, ils ne recourent que rarement à la mendicité. Le seul lien qui les maintient dans la vie sociale c’est leur malheureux avenir, qui, finalement, ne leur dispose que la rue, l’hôpital ou la prison !

Planifier la prise en charge de cette catégorie de malades exige une organisation médico-psychiatrique spécifique. Elle doit être basée sur la qualité de la prise en charge, ainsi que sur les principes universels de l’humanisme. Aujourd’hui, on remarque une demande sans cesse croissante d’une assistance psychiatrique qualifiée, tant pour l’adulte que pour l’enfant, mais l’inadéquation des structures existantes et la pénurie en matière de personnel médical et paramédical spécialisé se fait ressentir.

Conclusion

Dire, c’est se risquer de dire ! Alors, je dis haut et fort que la psychiatrie n’est pas bien considérée dans le champ médical. D’ailleurs, certains spécialistes manifestent une forte réticence à son égard. Il faut suer pour arriver à admettre un malade souffrant d’une affection mentale dans un service médical spécialisé. Dans ces cas, où pourrait-il se soigner s’ils est rejeté de partout ? Comment se rétablissent ces malades s’ils sont exclus du cadre de la vie sociale ? Pourquoi,  lorsqu’il s’agit de construire des hôpitaux psychiatriques, on le fait volontairement  en dehors des agglomérations, par contre, lorsqu’on décide de construire un hôpital général avec ses différents services médicaux, on s’inquiète s’il n’est pas à côté, ou bien au milieu d’une ville ? Pourquoi, une fois à l’intérieur des hôpitaux psychiatriques, on ne s’inquiète plus de leur état de santé. Ils sont souvent «oubliés volontairement» par leur famille ? Ce sont ces questions qui nous interpellent sur le danger de l’asilisation des malades mentaux. Malheureusement, la «conception asilaire» continue à germer et commence à se concrétiser sur le terrain.

Enormément de malades, forcés par leur mystérieux sort, continuent à végéter ici et là dans les pavillons des hôpitaux psychiatriques à travers le territoire national. On les appelle «cas sociaux», il y a parmi eux, ou elles, des malades qui y résident depuis plusieurs années. Ils mènent une vie neurovégétative sans aucun but dans leur vie. Combien d’entre eux sont morts dans l’anonymat total, et combien d’autres attendent la mort dans l’amertume de l’hospitalisme forcé. Malgré les remarques, en vain, de notre défunt professeur B. Bensmaïl, qui, durant toute sa vie professionnelle, a mis en garde sur le retour de l’asile et n’a cessé de dire qu’ «il faut faire attention, l’asile revient».

C’est vrai, les hôpitaux psychiatriques ne sont pas des machines à «guérir», mais ils ne peuvent pas être transformés en asiles non plus ! L’hôpital psychiatrique n’est pas un dépotoir pour des êtres humains en mal de vie. La psychiatrie est une science à part entière, et ses malades sont comme les malades des autres spécialités médicales. Donc, pourquoi de la haine et de la persécution envers des malades qui ne sont pas responsables de leur maladie ? N’est-il pas correct de croire à la citation de La Rochefoucauld : «Qui vit sans folie n’est pas aussi sage qu’il croit».

La maladie mentale continue à nous dire, à sa façon, les signes de la clinique que nous côtoyons chaque jour. Quant aux malades, ils n’arrêtent pas de nous subjuguer à travers la poésie de leurs inventions, la chaleur de leurs images et la couleur des leurs métaphores délirantes. Enfin, nos «maux» pour le dire sont adressés à la société toute entière, afin qu’elle les côtoient sans ostracisme. Nos «mots» pour le dire, s’adressent aussi  aux «psys», afin qu’ils redoublent d’efforts et écoutent davantage leur souffrance et leurs gémissements inaudibles à l’œil nu. Les souffrances qu’ils nous transmettent difficilement en mots sont  inconsciemment choisies pour nous, pour vous êtres «anormalement normaux». 


Notes de référence :

Doukhi S.  Moussaoudi D et  Kacha F. : Manuel de psychiatrie du praticien maghrébin. Masson, 1987.
Onfray M. : Le crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne. Grasset, 2010.

Laoudj Mabrouk (Psychologue praticien privé – Sétif - Maître assistant en psychologie clinique)

El Watan 4/8/11